Rencontre avec Johanne Heereman – Normcut, réduire les déchets post-production

Johanne Heereman - Normcut

Quand on commence à parler d’économie circulaire, on se rend rapidement compte que l’éco-conception et l’écologie industrielle et territoriale sont des piliers cruciaux de la démarche. Pourquoi ? Parce que l’éco-conception invite à penser le produit sur tout son cycle de vie. C’est à dire à intégrer dès la conception ce que sera, ou non, sa fin de vie. On parle d’une démarche allant du « berceau » à la « tombe« , ou même du « berceau » au « berceau« . La production de toute chose induit une perte de matières. C’est le sens même du mot déchet à l’origine. Il s’agit de ce qui tombe du travail d’une matière. C’est notamment ce qui se passe lorsqu’on découpe dans des plans de bois, de métal, de tissu… il y a des reste, ce qu’on ne garde pas. Quant à l’écologie industrielle et territoriale, celle-ci intervient dans un contexte où l’interaction et la mutualisation des flux de matières, de matériaux, d’énergies, de gestion des déchets, à la fois pour une optimisation économique, sociale et écologiques, devient nécessaire.
Notre rencontre avec Johanne, fondateur de Normcut en Décembre 2022 à Berlin amène quelques éléments de réflexion sur ces sujets. On vous laisse découvrir cet entrepreneur passionné. 

Comment en êtes-vous arrivé à créer Normcut ? 

A l’origine j’ai étudié la psychologie mais j’ai toujours pensé que je voudrais faire quelque chose avec mes mains, comme de la menuiserie, donc j’ai toujours construit des choses. Quand j’étais enfant, je faisais du commerce de déchets. J’avais 6 ou 7 ans et les gens étaient trop paresseux pour rapporter leurs bouteilles, bien que pour les bouteilles on obtient jusqu’à 70c€ avec la consigne. Alors avec mon ami, j’allais sonner chez les voisins et je disais : « Hé, vous voulez qu’on rapporte vos bouteilles ?”. Je me faisais un peu d’argent de poche. 

J’ai toujours été intéressé par la construction de choses à partir de déchets, mais aussi à partir d’autres choses. J’ai fait mon doctorat en neurosciences cognitives sur les mécanismes neuronaux de la prise de décision et de la croyance, et j’ai combiné ça avec la philosophie. 

Pendant ce temps, un de mes amis m’a appelé et m’a dit : « Nous sommes un groupe d’amis qui veulent construire un bateau ou un radeau, tu veux te joindre à nous parce que nous savons que tu peux construire des choses« .

J’ai rejoint ce groupe et j’ai dit : « On devrait le faire à partir de déchets”. Ils ont trouvé que c’était une bonne idée et ils m’ont dit : « Si on fait des plans, on ne devrait pas les mettre en open source ? » J’ai dit : « Oui, bien sûr« . On a construit un bateau de 12 mètres en open source up-cycling. Pour récupérer des déchets, j’ai parlé aux éboueurs de Berlin et après 50, 60 appels téléphoniques et des centaines d’e-mails, un responsable des relations publiques de la plus grande entreprise allemande m’a appelé et m’a dit : « Ok, je veux vous aider« . Après cela, toutes les portes étaient ouvertes, je pouvais aller dans n’importe quel centre de recyclage de Berlin et récupérer du matériel.

A ce moment là, je faisais encore mon doctorat, donc j’étais encore dans cet état d’esprit sur la prise de décision, je me disais : « OK, attendez ! Il y a beaucoup de valeur ici. Quel est le problème ? Pourquoi c’est ici ? Pourquoi c’est un déchet…?« . Donc j’y pensais très “systématiquement” et j’appliquais des principes de science cognitive ou d’économie comportementale.
Je ne sais pas si vous connaissez cette étude – Delay Discounting -, où vous demandez à un enfant s’il veut 1 bonbon maintenant ou 2 bonbons un peu plus tard. Le gamin en prend presque toujours 1 maintenant. Ce qui n’est pas rationnel parce qu’en termes de maximisation de la valeur vous devez juste attendre un peu pour en prendre deux.
Je pense que c’est un des principes fondamentaux qui est à la racine du problème du gaspillage. Les gens produisent, mais ils ne pensent pas à l’impact ultérieur. C’est une chose naturelle que l’on trouve chez les rats, les singes, les humains, les mouches à fruits… Pourtant, dans la logique, pour commencer à faire quelque chose avec des déchets, il faut commencer à y penser avant que ce soit des déchets.

Résultat, je me suis rendu compte que je voulais faire quelque chose avec les déchets.

Création de Normcut

Avec mon expérience dans la construction de bateau à partir de déchets, j’ai lancé une petite entreprise. Nous avons commencé avec des radeaux, puis nous avons fait des terrasses intérieures, intégrant la psychologie d’équipe à la conception de bureau. C’est là que je suis entré dans le monde de la production avec les machines de découpe laser. Pour cette activité, je stockais tout et  j’ai remarqué que ça devenait cher de stocker. Et si vous n’avez pas un Système d’Information parfait, c’est plus cher de trier et de faire des plans sur ce que vous avez en stock, de différentes tailles que de simplement commander en ligne de dont vous avez besoin. Alors j’ai commencé à réfléchir à des moyens de minimiser cette perte économique. Parce que vous payez pour le matériel au départ, et à la fin vous payez pour vous en débarrasser [ndlr, des restes, ce qui n’a pas été utilisé]. Donc vous payez deux fois.

J’ai essayé différentes choses et je me suis rendu compte que l’on pouvait optimiser beaucoup de choses, comme des coupes d’optimisation sur des plans de découpe. Je me suis dit : « OK, attendez, c’est un problème super général« . 

Le problème général est le suivant: à Noël, quand vous faites des biscuits, vous essayez d’arranger les formes des biscuits aussi près que possible, pour avoir le plus de biscuits. Pourtant, peu importe à quel point vous faites ça, il y a toujours des pertes à gauche ou à droite. On ne peut pas l’éviter, c’est un problème logique et il s’avère que c’est l’un des problèmes d’optimisation les plus délicats et les solutions algorithmiques sont très chères.

Ce problème ne se pose pas que pour vos biscuits, c’est un problème que rencontre probablement toute industrie lorsqu’elle découpe du métal, du bois ou du textile.
Pensez à ce qui n’est pas découpé, comme l’impression 3D, par exemple ou les éléments moulés comme le plastique par exemple. Il n’y a pas de perte. Mais tout le reste de la matière première que l’on utilise est découpé ou usiné, dans n’importe quel pays. Mais c’est un problème abstrait. Nous en tant que consommateur on n’en a pas conscience, ce n’est pas visible.
Du coup j’ai essayé d’approcher le secteur de la planification de la production, c’est le seul endroit où ils ont des informations sur la taille et les chutes de matières, et c’est une information très importante pour la gestion des déchets, parce que avant que ce soit des déchets vous savez ce que vous allez perdre sur votre plan de découpe. Alors vous pouvez travailler dessus pour l’améliorer.

Résultat, ce que Normcut offre c’est un logiciel d’optimisation dans le cloud connecté par un système de reproduction appelé slim plugins. Les gens qui font de la découpe CNC, ils peuvent l’utiliser localement, mais l’algorithme fonctionne dans le cloud. L’objectif c’est de voir les espaces restants et de dire, comme la base des restes industriels est en moyenne de 25%, on peut insérer des pièces plus petites à la demande de tiers pour faire descendre cette moyenne de restes à 8%.

Implication des industriels

Si vous voulez faire quelque chose contre les déchets à grande échelle, vous devez entrer dans la planification de la production. Personne ne fait ça aujourd’hui, ils se disent : « Oh, il y a des déchets et nous devons faire quelque chose pour y remédier » ou « Nous devons apprendre aux gens à agir de manière plus durable« . Bien sûr, c’est important. Mais quand on pense au système économique, et au système de production industrielle tel qu’il fonctionne aujourd’hui, c’est manifestement dysfonctionnel. Donc il faut regarder le système dans son ensemble, et voir où est-ce qu’il est possible de faire des liens. Par exemple, quand j’ai commencé à échanger avec des entreprises, j’ai parlé à des gens qui s’occupent de logiciels d’optimisation et j’ai dit : « Hé les gars, regardez, il y a un lien à faire avec le recyclage ». Ils m’ont dit allez voir le service recyclage. Après, j’ai parlé aux gens du recyclage en leur disant qu’ils pouvaient avoir des données et optimiser leurs process. Mais ils ont répondu qu’ils ne s’occupaient que du recyclage. Après j’ai parlé aux gens de la production. Imaginons, j’ai 80 utilisateurs, 20 d’entre eux coupent le même matériel que vous, donnez moi une commande et je peux la distribuer dans les espaces restants de 20 entreprises agrégés et la livrer. Cela les a intéressé, mais ils m’ont dit d’en parler avec les gens de la logistique, à qui j’ai dit « J’ai 20 endroits qui découpent votre production, je vous dis quand vous pouvez les récupérer et les apporter quelque part« . Ils ont semblé dépassés par la tâche et ont décrété que c’était compliqué…

Résultat, si on souhaite réfléchir au recyclage au niveau de la production, il faut d’abord que les équipes parlent entre elles. Et s’il faut également attendre que la logistique soit ce qu’elle devrait être; il y a encore du temps à attendre.

Normcut - Textile

Normcut - Wood

Normcut - Steel

Pourtant, si on veut que l’économie circulaire soit économiquement viable et que ces sujets soient traités, il y a deux solutions : soit les gouvernements arrêtent de “sauver” les entreprises comme maintenant avec l’énergie, les matières premières …etc et leur disent de prendre conscience qu’ils ont quelque chose à changer. Soit, de nouvelles entreprises entrent sur le marché et viennent perturber les anciennes ou les tuent, comme c’est arrivé dans la publicité avec Google et Facebook qui ont tué certaines entreprises de pub. Donc il y a deux options, soit ils se parlent (en interne) soit ils meurent. 

Donc pour le moment, Normcut se concentre sur l’optimisation des plans de découpe des organisations qui travaillent avec nous, je pense que quand les systèmes logistiques se seront davantage développés (beaucoup de start-up sont en train de se développer), le concept initial fonctionnera mieux.

Ressource : Une réflexion systémique par Arthur Keller

Comment est-ce que ces entreprises deviennent les clients de Normcut ?

Les gens utilisent notre solution ou s’y intéressent quand il y a une grande différence entre le prix du matériel et le coût de l’élimination. Par exemple, les métallurgistes ne sont pas super intéressés parce qu’ils obtiennent toujours un bon prix pour la ferraille. Ce ratio de prix en amont et en aval de la production est donc intéressant pour eux. Mais dans le textile par exemple, ils paient pour se débarrasser de leurs rebuts. Donc la différence entre le prix qu’ils ont payé et ce qu’ils vont devoir payer à la fin est une force motrice pour utiliser nos services. Avec cette solution, les gens peuvent économiser du matériel et améliorer leur empreinte carbone.

Prix de la matière première


Coût de l’élimination

Le problème c’est que ce qui compte pour les industriels, c’est le prix. Par exemple, j’ai parlé à des marques durables qui disent produire des emballages durables ou de bons matériaux, je les ai contacté en leur disant qu’ils avaient probablement 25% de déchets de production, je leur ai proposé ma solution, mais après avoir parlé de choses et d’autres, à la fin, c’est le prix qui compte, même pour certaines marques dites durables. 

Je suis sûr qu’il y a beaucoup d’attente, surtout dans les entreprises. Ce ne sont pas les PDG ou les propriétaires, à quelques exceptions près, comme Patagonia, qui essaient de faire bouger les lignes, mais ce sont surtout les employés qui disent : « On doit devenir plus durables ou je quitte cette entreprise« . La direction décide qu’il faut faire quelque chose pour le développement durable, mais généralement, ce qui intéresse la direction c’est une bonne image de marque, si vous pouvez raconter une bonne histoire de développement durable, c’est plus facile à vendre. 

Quelle réflexion sur le modèle d’affaire de Normcut ? 

Concernant notre modèle d’affaire, il est multiple mais sur le long terme on aimerait avoir une approche un peu comme Google. C’est-à-dire, avoir un monopole de l’information sur les déchets de production. Notre but est d’optimiser autant que possible, pour avoir le plus de données possibles. 

Un des gros problèmes du recyclage c’est que les matériaux doivent être homogènes et non pas mélangés parce que plus ils sont mélangés, plus la qualité est mauvaise. Donc c’est assez délicat d’avoir des matériaux homogènes à partir de déchets post-consommation ou de faire un tableau comme ça, il n’y a aucune chance que les déchets post-consommation soient plus propres que les déchets post-industriels. Et rappelez-vous que c’est 25%. Mais c’est une approche économique des données, donc c’est un pari risqué. 

Le fonctionnement dépend des entreprises comme dans n’importe quelle approche de l’économie numérique, soit vous payez pour avoir accès au service, soit vous contribuez avec des données.

Quelles sont vos difficultés pour passer votre projet à grande échelle ?

Le plus gros problème pour passer un l’échelle un projet comme celui ci c’est de trouver des investisseurs, des gens qui vont croire en ton projet et potentiellement t’apporter un soutien pour la création d’entreprise, te mettre en contact avec les bonnes personnes. Mais c’est vraiment une question de rendement, c’est comme si les gens mettaient leur argent là, pour faire plus d’argent. Si tu entends parler des investissements d’impact, ces fonds de capital-risque qui disent qu’ils n’investissent que dans des choses qui ont un impact positif. Cela ne veut pas dire qu’ils ne veulent pas avoir de retour sur investissement, ils demandent juste quelque chose de différent : ils ne veulent pas seulement que vous fassiez de l’argent, ils veulent aussi que vous ayez un impact.

Je pense que nous avons peut-être besoin de plus de crises, plus de problèmes de chaîne d’approvisionnement, parce qu’il y a un problème pour la production industrielle. Si l’énergie devient plus chère, si elle devient vraiment plus chère, votre chaîne d’approvisionnement est interrompue. Et là, c’est évident que les gens vont se mettre à penser à l’économie circulaire. Sous la contrainte, alors qu’ils auraient pu l’anticiper… 

Mais en fin de compte, c’est la meilleure chose qui puisse arriver. Les crises font changer les choses. En latin, crise signifie « changement« .

Cette rencontre avec Johanne ouvre à la voie à différents sujets qui méritent que l’on s’y arrête un peu : 

  • Des processus psychologiques sont à l’origine de nos prises de décisions
  • L’éco-conception et la réflexion en amont de la production d’un produit sont primordiales pour réduire drastiquement notre production de déchets
  • Une communication et une interconnexion au sein et entre les entreprises pour impacter durablement notre production de déchets et essentielle
  • Les entreprises comme les investisseurs fonctionnent encore uniquement au diapason de la rationalité économique, loin de la primauté de toute réflexion environnementale

On espère que vous avez apprécié cet ARTICLE sur notre rencontre avec Johanne Heereman. N’hésitez à venir en discuter avec nous dans les commentaires ou sur nos réseaux sociaux. 

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