Rencontre avec Jacques Méhu – Intelligence de la gestion des déchets

Déchets textiles

Déchet, nm. dérivé de « déchoir »
1. Perte qu’une chose subit dans sa substance ou sa valeur.
2. Ce qui tombe d’une matière qu’on travaille.
Par extension. Résidus ; rebuts.

D’après le Dictionnaire de l’Académie Française

Ces définitions voient le jour au XVIIIème siècle, vraisemblablement après la 1ère révolution industrielle. Il s’agit alors de signifier la perte de valeur d’une matière. Par extension alors, deviendra déchet tout ce qui n’a plus de valeur aux yeux de son possesseur. On s’en désintéresse, on le jette et on ne s’en préoccupe plus. Loin de se douter ce qu’ils deviendront, ils se sont accumulés avec le temps. Nous voilà donc en 2023, à devoir gérer un nombre incalculable de matières, d’objets, de substances qui ont abondamment inondé nos marchés et nos vies et qui n’ont par définition aujourd’hui plus de valeur.

En mars 2020, nous avons rencontré Jacques Méhu, alors Professeur à l’INSA Lyon, Expert européen de la gestion des déchets et Directeur Scientifique de la plateforme d’innovation éco-technologique Provademse.
Nous lui avons demandé où en était l’Europe sur la question des déchets et quelles étaient les perspectives envisageables.

Qu’est ce qu’un déchet pour vous ? 

Je dirais qu’on peut distinguer : 

  • les biodéchets, définition relativement officielle qui concerne les fragments fermentescibles des ordures ménagères, les déchets de restauration, de grande et moyenne surfaces (partie organique des invendus), les déchets verts, les boues de station d’épuration…etc. C’est l’ensemble de déchets fermentés, compostables ou méthanisables, en somme. Il y a des obligations aussi bien européennes que nationales de les extraire des ordures ménagères et de proposer un système de collecte et un traitement spécifique. Aujourd’hui, c’est la panique générale, personne ne sait comment faire. Inviter tout le monde à moins gaspiller la nourriture, est un point important, parce que la réduction à la source c’est le gaspillage. 

  • les matières plastiques aussi. Est-ce qu’on continue de développer ces matières géniales et multiformes dont on a du mal à gérer la fin de vie ? Parce que d’un côté, c’est génial ! Cela ne coûte pas grand chose à produire, on peut tout faire avec, mettre toutes les couleurs qu’on veut. C’est extraordinaire la plasticité.. Le problème c’est qu’on s’est trop lâchés puisqu’on est dans une économie libérale qui laisse une très grande place à l’innovation. Résultat, ça part dans tous les sens, c’est totalement ingérable et impossible à recycler.

Qu’est ce que vous entendez par gestion des déchets ? 

Ce qui ne fait pas partie de la gestion des déchets : 

  • Écoconception, Politique anti-gaspillage avant que ça ne devienne des déchets, ça ne fait pas partie de la gestion des déchets mais c’est un champ qui doit être à creuser.

  • Gestion des fonctions ou propriétés – La gestion des matières en fin d’usage, qui permettent une seconde vie, y compris en termes de fonction, n’en fait pas non plus partie. Par exemple, Leboncoin, quelque chose qui n’a plus d’usage pour quelqu’un peut en avoir pour un autre. Ça peut être une partie de l’usage. Par exemple, ça peut être les batteries qu’on remplace, les pièces détachées, le circuit de l’occasion, des casses automobiles, es appareils photos reconditionnés…etc. C’est la gestion des fonctions ou propriétés de tout ou partie d’un produit pour lui donner une seconde vie.

Ce qui en fait partie :

  • Gestion des molécules – Le recyclage ça signifie uniquement donner une seconde vie à une molécule. C’est les substances qu’on recycle, rien d’autre. Si tu utilises une batterie pour alimenter autre chose c’est de la réutilisation. Le recyclage c’est les molécules. Si tu récupères du polyéthylène PET, tu en refais des flocons et avec ça tu refais des bouteilles en plastique ou du fil pour faire des pulls ou du rembourrage de couette, c’est du recyclage. Tu as mis la matière dans un nouveau cycle. Ça reste très rare et très limité. Une fois qu’on l’a fait, il faut s’occuper du reste.

  • Valorisation – C’est toute la possibilité de (re)donner de la valeur à un déchet au-delà de la simple substance.
    • Ça peut être l’élaboration de nouveaux matériaux. Là tu valorises les propriétés. Par exemple, quand tu as des mâchefers – 25% des ordures ménagères incinérées deviennent des mâchefer -, les compositions sont complètement inconnues, ce n’est pas une substance que l’on peut recycler. Par contre ça ressemble à des cailloux et ça a les propriétés des cailloux – résistance mécanique, d’écrasement, d’effritement -. Il y a alors des tests normalisés pour vérifier que ça puisse remplacer le caillou et on peut les utiliser comme des cailloux dans la voirie par exemple.

      Donc il y a des propriétés que l’on peut valoriser sur les déchets sans faire de recyclage.

    • Il y a la valorisation de matière en amendement organique si tu fais du compost. Tu valorises une part de la matière du déchets après lui avoir fait subir dégradation anaérobie.

    • Une fois tout cela fait, tu trouves la valorisation énergétique. Tu peux essayer de produire de l’énergie par voie thermochimique, biologique, et ainsi convertir un déchet en énergie. 

Si tu ne peux plus rien faire, c’est un déchet ultime. Il faut le mettre en décharge ou le détruire.

Au niveau de l’Europe, vers quel type de gestion des déchets va l’argent ?

Il n’y a pas beaucoup d’argent public et l’essentiel est mis sous forme de subvention à la recherche en R&D. Mais les filières ne sont pas censées être trop subventionnées. Elles doivent être autosuffisantes, sauf les REP (filières de Responsabilité Élargie du Producteur) qui sont financées par les consommateurs.

C’est l’éco-participation. On finance ces filières quand on achète quelque chose – on met 30 cts€ pour un ordinateur, 6€ pour un frigo. Ça c’est notre contribution en tant que citoyens. Et les États mettent beaucoup dans la recherche (PIA – Programme Innovation d’Avenir) sur tous les champs.

Il ne faut pas espérer avoir de l’argent pour la mise en décharge. L’argent est mis sur les voies d’avenir, d’amélioration des techniques de tri, de recyclage… 

Pourquoi est-ce que les choses n’avancent pas plus vite ? 

Certains pays ont moins les moyens et prennent plus de temps pour y arriver mais globalement, nous avons tous les mêmes objectifs, ils sont écrits. En termes de priorité on trouve :


Donc nous sommes dans un cadre très organisé avec des objectifs à atteindre, tout le monde vise la même chose. Nous sommes une population importante qui essaie d’améliorer son système dans ces directions-là. Pour des raisons marketing, ces objectifs et stratégies portent des noms tel que “économie circulaire” mais c’est simplement donner un autre nom aux ressources matières ou énergie.

Dans la stratégie européenne il y a une hiérarchie de ces ressources, elle préconise de rechercher d’abord les ressources matières puis les ressources énergétiques. C’est-à-dire de retrouver une utilité aux ressources de matières avant de réaliser de la valorisation énergétique et de les transformer en ressource énergétique -. Cela est quelques fois contre productif car nous pouvons faire de très mauvaises matières alors que nous aurions pu faire de l’énergie de meilleure qualité. Cependant, globalement cela peut se comprendre car nous avons déjà dépensé beaucoup d’énergie pour faire ces matières (meubles etc) et une fois faites nous aimerions que cela dure plus longtemps qu’une seule fois.

Mais il faut savoir que le recyclage de la matière par essence génère de l’entropie – du chaos -, de la baisse de matière. C’est le second principe de la thermodynamique, résultat, on perd en qualité pour tous les produits fabriqués avec cela. C’est exceptionnel que nous puissions garder de la qualité par ce dispositif. 

Spirale de la chute de la valeur des matériaux

Cela veut dire que ce que l’on appelle économie circulaire, qui est censé être un cercle, en réalité, c’est une spirale descendante. C’est à dire que quand une matière entre toute propre dans le circuit, l’utiliser la fait descendre en valeur et c’est une spirale.

La spirale c’est extraction, production, transformation, distribution, consommation, on a descendu tous les étages. À ce stade dans la logique de économie linéaire, c’est un déchet et dans la logique de l’économie circulaire il faudrait la faire remonter en haut. Dans l’état où elle est, elle ne peut pas remonter la haut, ou alors c’est complètement dégradé, c’est pour faire quelque chose de moins bonne qualité après. Si on veut la relever, il faut ré-ajouter de la technologie, de l’énergie, de l’intelligence. C’est ça les éco-technologies que nous essayons d’encadrer et de développer en Europe. Ce sont des éco-technologies qui permettent de remonter le niveau de valeur de ces flux de matière.

Les déchets ce sont des flux de matières qui ont suivi cette spirale et qui a un moment sortent du radar, ne sont plus utilisées. Si on veut les remettre dans le circuit, il faut les re-configurer et les remettre dans le circuit. C’est très difficile, très rare que des matières tournent et reviennent vers le même niveau. Très rare qu’on arrive à la fin d’une spirale descendante de remonter au premier niveau. On n’y arrive pas trop mal avec l’aluminium. Il y a une grosse PME innovante qui a une technologie complètement robotisée dans la région de Lyon qui permet de produire de l’aluminium recyclé à 99,9% de pureté à partir de déchets. Là on a un cas où l’entreprise prend la matière au bas de la chaîne et permet de la ramener presque en haut. Presque tous les usages d’aluminium vont se satisfaire de cette qualité mais il y a beaucoup de matières qu’on ne peut pas ramener aussi haut. Cela veut dire que le recyclage qui ne fait aucun effort pour limiter la perte de valeur dans cette spirale, est une impasse. Cela ne peut pas aller très loin, on ne peut pas miser sur le recyclage dans l’état actuel de notre mode de gestion des matières.

Circularité d’une économie libérale

Il n’empêche que tout cela est encadré, il n’y a qu’une seule chose qui aujourd’hui n’est pas encadré, ou peu, ce sont les obligations de mise sur le marché. On est dans une économie libérale dans le monde entier, même dans les pays communistes. Ce qui veut dire qu’on met peu de contraintes sur la production et la consommation. Le mantra est “Allez-y, produisez et achetez tout ce que vous voulez, tout ce qui compte c’est la croissance”. La conséquence c’est qu’on récupère des flux de matières en fin de la spirale qui ont très peu de valeur. Il faudrait des moyens considérables pour les remonter là haut, si tant est que ce soit possible. 

Imaginez le circuit du calcium, pris dans une mine au Chili et que nous retrouvons à la fin de la spirale dans une pile usagée dans un sac poubelle au fin fond d’une décharge. Vous vous rendez compte comme nous avons dégradé la situation. Comment voulez-vous qu’à partir d’une pile au fin fond d’un sac poubelle nous arrivions à refaire un gisement de calcium ? C’est juste IMPOSSIBLE.

Donc votre génération et les futures devront se passer de tous ces flux de matières qu’on a tellement fait descendre bas dans la spirale qu’ils ne pourront jamais remonter.

Ce qui permettra d’envisager que cette impasse du recyclage ne soit pas une impasse mais une rue avec d’autres rues, c’est si nous commençons à mettre des contraintes sur la production et la consommation. Il commence à y en avoir, les REP Responsabilité Élargie des Producteurs -, on a commencé à anticiper que dès la mise sur le marché, et non dès la conception, on met un peu d’argent de côté, que nous allons demander aux consommateur (c’est toujours le même qui paye) pour se faire une cagnotte de centaines de millions d’euro pour accompagner la filière à remonter la spirale. C’est pas mal, mais cela ne change toujours pas la qualité des produits. Un produit commercial qui tombe sous le coup d’une REP ne le rend pas plus recyclable pour autant. Même si un produit est couvert par une REP – les appareils électroniques, emballages, meubles -, aucun effort n’est fait pour qu’il soit recyclable. Le fait qu’il soit couvert par une REP ne signifie pas qu’il soit recyclable, ni qu’il le sera, ni qu’il contient des matières recyclées. Je trouve cela dommage que nous n’en ayons pas profité pour mettre un minimum de contrainte d’éco-conception.

C’est en train de venir, on commence a dire que certaines matières qui ne sont pas recyclables on n’en veut plus. Certaines matières trop mélangées on ne sait pas les séparer. Les filières en bas des spirales disent qu’ils n’en veulent plus. Le TetraPak par exemple, des emballages composites avec une couche d’aluminium, une couche de polypropylène, une couche de carton et de l’encre par dessus, on ne sait absolument pas faire, arrêtons d’en fabriquer. Cela commence à frémir, à remonter.

On commence à toucher à l’économie libérale en disant “On peut plus faire ce qu’on veut, il ne faut faire que certaines choses”. Cela commence à avancer un peu, mais le jour où on dira aux fabricants de téléphone, ça doit avoir exactement cette taille là, pour pouvoir avoir des d’écrans interchangeables, un bouton sur le côté pour sortir l’écran automatiquement, ce sera vraiment un grand pas. Cela fait 5 ou 6 ans que la Commission Européenne essaie d’imposer aux fabricants qu’ils aient tous le même embout pour le rechargement, ils n’y sont toujours pas arrivés. Alors d’ici qu’ils proposent des téléphones qui soient démontables, on n’y est pas. Ce qui est sûr, c’est qu’on n’ira pas très loin tant qu’on ira pas imposer des choses en termes d’éco-conception et au niveau de la consommation. Il faudrait imposer ou interdire tel ou tel type de consommation, mais on va entendre hurler l’atteinte à la liberté. 

C’est certain que le système actuel… globalement en ce qui concerne l’UE, il y a beaucoup de bons principes qui sont déjà bien organisés, un cadre très sérieux. Il n’y a cas le faire monter en termes de mise en œuvre et d’application. L’enjeu est celui de la spirale. Limiter sa descente et mettre en place les moyens pour la remonter mais c’est actuellement limité en perspectives par le manque de contraintes – sur la conception et la consommation des produits -.

Des compétences inégales

J’ai visité de nombreux sites de traitement de déchets, notamment un site de démantèlement de D3E – Déchets Équipement Électrique et Électronique – dans lequel sont traités des écrans à Plasma et des écrans LED. Je sais pas si vous voyez le niveau de technologie qu’il faut pour fabriquer des écrans à plasma ? Ce sont des produits conçus par des ingénieurs, qui demandent beaucoup de minutie à la conception, avec un haut niveau de R&D avec des centaines de milliers de brevets dans la construction. Généralement, dans ces sites de traitement, ils sont démantelés par des personnes qui n’ont pas les connaissances adéquates et à qui on ne donne pas les outils adéquats. On considère que la spirale est tellement basse que ça n’a plus aucune valeur. C’est complètement aberrant.

Il faut le même niveau de compétences pour concevoir un écran que pour le recycler.

Cette dégradation de la valeur est totalement aberrante. Il y a un décalage entre l’intelligence, les moyens, compétences en haut de la spirale et en bas de la spirale.

Le rôle de PROVADEMSE dans tout ça ? 

Je vous ai parlé des éco-technologies. C’est l’ensemble des technologies qui permettent de redonner de la valeur à une ressource, soit sous forme matière ou énergie. Nous, on est la plateforme française du développement des éco-technologies. L’objectif est de permettre une montée en TBL – échelle de maturité des technologies (Technology to Business Level) – une échelle qui va de 1 à 9.

  • Entre 1 et 3 on est dans les laboratoires de recherche :
    • 1 – Recherche fondamentale
    • 3 – Preuve de concept
  • Entre 4 et 7 on est dans la montée en gamme, up-scaling 
  • Entre 7 et 9 c’est la démonstration 

En France, il y a un gap entre les laboratoires et les entreprises innovantes. Entre les deux, la montée en gamme est difficile, d’autres pays sont plus organisés que nous. Les autorités de recherche françaises – avec leurs déclinaisons en région, Europe, ministère de la recherche, ministère de l’industrie, direction générale des entreprises -, se sont mises d’accord pour financer la création de plateforme d’innovation technologique où on va aider l’utilisation des données scientifiques pour alimenter la démonstration et l’exploitation industrielle au-delà de la démonstration (9 sur l’échelle TBL) par cette montée en gamme. 

Le métier de PROVADEMSE, c’est d’accompagner les maîtres d’ouvrages qui achètent les technologies et qui ne savent pas comment elles fonctionnent, vérifier l’utilité et le bon fonctionnement.

Un exemple : le programme Pleine Énergie qui vise a convertir en gaz naturel à injecter dans des réseaux le mix des déchets d’un territoire. On prend un territoire, on identifie les différents types de déchets (emballages, ordures ménagères, boues de station épuration, déchets agricoles) et comment on peut les convertir par un couplage entre gazéification et bio-méthanisation qu’on pourra injecter dans le réseau sachant que le réseau français est gigantesque et a une capacité de stockage fabuleuse. Tout le méthane stocké dans le réseau, on peut le récupérer où on veut quand on veut, rien n’est perdu. En terme de stockage, c’est bien mieux que l’électricité.

Pleins d’initiatives, que nous réalisons dans le cadre de la loi transition énergétique et croissance verte qui est la loi cadre française dérivée des directives européennes sur l’économie circulaire. 


Cet échange a été d’une richesse incroyable, nous permettant de poser les bases d’une potentielle critique de l’économie circulaire, pour ne pas se laisser prendre par le pouvoir de la sémantique et de l’image et aller chercher plus loin ce qui répond vraiment à ce besoin de faire remonter la matière en haut de la spirale, où de ne pas la faire descendre assez bas pour qu’elle ne finisse pas être considéré comme tombé, n’ayant plus de valeur. 

Alors comme nous l’a confié Jacques Méhu, ça commence à frémir à toutes les étapes pour encore plus de cadrage. L’une des clés selon lui, l’écoconception. Sans cela, la spirale restera descendante, les déchets, resteront des déchets et cette chaîne linéaire que constitue notre économie ne sera pas déviée. 

Si vous êtes arrivés jusque là, nous espérons que cet échange vous aura appris et inspiré autant qu’il nous inspire encore 3 ans plus tard.


On espère que vous avez apprécié cet ARTICLE sur notre rencontre avec Jacques Mehu. N’hésitez à venir en discuter avec nous dans les commentaires ou sur nos réseaux sociaux. 

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