Nous ne pouvons pas commencer à parler d’une société durable sans définir le terme “durabilité”. Ce dernier est aujourd’hui utilisé dans tous les sens, dans tous les contextes, lui faisant perdre peu à peu de sa crédibilité et de son intérêt. Pourtant, nous persistons dans ce projet à vouloir mettre en avant les outils nécessaires au façonnement d’une société durable. Alors qu’est ce que cette notion de durabilité ?
Histoire d’une notion nouvelle
Dès les années 70s émerge la notion de « Durabilité » avec le rapport Meadows (1972) 1. Les économistes tentent alors de répondre à cet impératif de durabilité encore flou et peu défini à travers trois contributions qui alimentent les bases d’une économie standard de la croissance soutenable 2. « Chacune d’elles reconnaît le caractère fondamental des ressources non renouvelables pour l’économie, mais postule que les fonctions productives des ressources naturelles peuvent être remplacées par du capital manufacturé. C’est en raison des insuffisances de ces travaux et de leurs présupposés que se constitue l’économie écologique » 3.
La notion de « Développement Durable » verra le jour 15 ans plus tard, à l’occasion de la Commission mondiale sur l’environnement et le développement de l’ONU4 dans le fameux rapport Brundtland5. Il y est défini comme étant « Un type de développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs« . Pour la première fois est alors définit la notion d’un développement prenant en compte une équité intragénérationnelle (répondre aux besoins des générations présentes) et intergénérationnelle (ne pas compromettre la capacité des générations futures à répondre aux leurs). Il s’agit ici davantage d’une définition politique que scientifique qui devra s’accompagner d’approfondissements théoriques.
Aujourd’hui les économistes, qui se sont historiquement largement emparés de cette notion de développement durable, la déclinent en deux notions : la durabilité faible et la durabilité forte.
Modélisation du système de ressources
Pour approfondir cette notion de durabilité, il faut définir à quoi elle doit s’appliquer. Les économistes parlent principalement en termes de capitaux et de flux. Ce qu’il faut transmettre aux générations futures est alors un capital dit de durabilité qui se compose d’un capital économique, d’un capital social et d’un capital naturel. On distingue les stocks (capitaux), des fruits (flux) liés à l’exploitation de ces derniers (ce qu’on prélève).
Le principe de Durabilité ou de Développement Durable est donc un principe de conservation du Capital de Durabilité. Ce dernier se décline en 3 types de capitaux : Naturel, Économique et Social. La conservation du Capital de Durabilité implique alors la conservation à minima de la somme de ces capitaux. Aussi bien que si l’un augmente, les autres baissent nécessairement. Cela confirme l’idée derrière cette fameuse réplique de l’économiste Kenneth Boulding, pionnier de l’économie écologique, qui sortait en 1974 : « Celui qui croit qu’une croissance exponentielle peut continuer indéfiniment dans un monde fini est soit un fou, soit un économiste« .
Aujourd’hui, la recherche d’une croissance économique infinie vient rogner sur le capital naturel qui lui, ne peut croitre qu’à un rythme limité6 tant les destructions anthropiques restreignent la capacité de régénération naturelle des écosystèmes. De même, elle ne pose pas la question qui devrait être centrale dans une économie saine : celle de son utilité sociale. Le capital social de l’humanité, et même à des niveaux nationaux et locaux, et dangereusement affecté, notamment par l’augmentation des inégalités et la détérioration des services publics7 provoqués par cette recherche de croissance économique aveugle.
La durabilité faible
La plupart des économistes néo-libéraux et néo-classiques (courants économiques encore dominants aujourd’hui)8 dont le précurseur Keynésien Robert Solow, promeuvent un principe de Durabilité Faible qui repose principalement sur le principe de substitution des différents capitaux ainsi que sur leur haute commensurabilité à travers le prisme de la monnaie. On peut ainsi accepter une perte de capital naturel ou social si cette perte est compensée par un gain de capital économique. Cela est notamment rendu possible grâce à la prise en compte des externalités négatives dans les mécanismes de marché et aux travaux réalisés pour estimer la valeur (en monnaie) des éléments naturels (biodiversité, qualité de l’air, de l’eau, des sols, …) et des conditions sociales (qualité de vie, santé, bien-être, précarité…). Un développement durable « faible » conçoit alors un développement qui tend à conserver le capital de durabilité sans remettre en cause la croissance économique qui viendrait compenser les pertes naturelles et sociales.
On peut donner l’exemple des Pays-Bas, grands exportateurs de viande partout en Europe. Ces derniers produisent de la viande en masse afin de soutenir l’économie agricole locale (gain en terme de capital économique) et proposer une alimentation carnée en Europe (gain social potentiel en termes d’accessibilité à une alimentation carnée abordable à un grand nombre de personnes en Europe). Cependant cela a également des effets délétères sur l’environnement : émissions de gaz à effet de serres (CO2, méthane, Azote…), raréfaction et privatisation de l’eau en commun, appauvrissement des sols, bien-être animal… Les gains de capitaux économiques et sociaux ne sont permis que grace à la perte de capital naturel. Aussi ce modèle de durabilité faible fait un pari sur l’avenir en plaidant une croissance économique qui soutient l’innovation qui trouvera dans le futur de quoi réparer les effets sur l’environnement.9
La durabilité forte
La Durabilité Forte quant à elle est promue par les économistes issus du courant de l’économie écologique, comme Herman Daly. Sur ce même principe de conservation du capital de durabilité, on tend ici à faire attention à ce que chacun de ces 3 capitaux restent disponibles dans le temps pour les générations présentes et futures. Les différents types de capitaux ne sont donc pas substituables les uns avec les autres. Les défenseurs de ce modèle de durabilité ne reconnaissant pas d’outil transversal pour mesurer et comparer ces différents capitaux. On ne peut pas comparer un gain ou une perte de PIB avec un gain ou une perte d’un habitat naturel ou avec un gain ou une perte en termes de conditions de vie des populations. La loi de conservation du capital de durabilité est alors une loi de conservation du Capital Naturel, de conservation du Capital Économique et de conservation du Capital Social. Ce modèle plus ambitieux tend à répondre aujourd’hui aux crises économiques, sociales et environnementales sans faire de pari infondé sur un avenir potentiellement plus à même de résoudre les problèmes que nous causons aujourd’hui. La dégradation de certaines ressources naturelles n’est pas interdite, mais elle doit être limitée à des seuils qui permettent à ces ressources de se régénérer ou de se reproduire.
Reprenons notre exemple Hollandais. Bien conscient qu’il allait dépasser ces seuils, le gouvernement des Néerlandais à décidé en 2022 de passer d’un modèle de durabilité faible à forte concernant son modèle agricole. Cela a donc impliqué des décisions limitant le nombre d’exploitations bovines dans le pays, dans le but de réduire les émissions de gaz à effet de serre et de préserver la biodiversité. Le modèle agricole est donc amené à être repensé dans les prochains mois, prochaines années afin de permettre un maintien et une capacité de régénération des écosystèmes et des paysages. Cela se fera tout en permettant un viabilité économique et une amélioration des conditions de vie des habitants et notamment des agriculteurs10.
Selon nous seule la durabilité forte permet de répondre aux enjeux des limites planétaires et des inégalités sociales.
Finalité d’une économie durable
Timothée Parrique rappelle dans Ralentir ou Périr que “la finalité d’une économie, si tant est qu’il y en ait une, devrait normalement être de faire progresser les “capacités d’épanouissement”, d’améliorer la qualité de vie, l’existence. Une économie est censée gérer des ressources finies mais l’objectif d’efficience économique (la gestion parcimonieuse des ressources limités) n’est qu’un moyen pour atteindre la finalité de la suffisance économique (c’est à dire avoir assez de toutes ces choses dont on a besoin ou que l’on désire)”. Se dessine ici une économie basée sur un capital de durabilité fort et qui tient compte de tous les pans sociaux, environnementaux et économiques.
Ce sont, à nos yeux, les premiers éléments pour définir une société durable, qui serait donc sociale et écologique au cœur de son économie. Une société juste, égalitaire et démocratique. Si vous identifiez d’autres éléments de définitions pour combler, compléter cet article, n’hésitez pas à nous partager vos réflexions.
Quelques ressources pour aller plus loin
- Entretien avec Jacques Theys : « Nous n’avons jamais été “soutenables” : pourquoi revisiter aujourd’hui la notion de durabilité forte ? »
- Comptabilité CaRE
- Article Biosphère
- Ouvrage : Ralentir ou Périr, Timothée Parrique – édition Seuil
Notes
- publié par le Club de Rome s’appelant alors « Limits to Growth » [« Les limites de la croissance »][↩]
- Dasgupta, Heal, Solow, Stiglitz dans la revue Review of Economic Studies (1974) [↩]
- Bauler et al., 2022[↩]
- présidé par Gro Harlem Brundtland (en photo ici) [↩]
- « Our Common Future » [« Notre Avenir à tous »], 1987[↩]
- il a même tendance à diminuer d’après les observations de la communauté scientifique. Voir les rapports du GIEC ou de l’IPBES.[↩]
- comme les infrastructures de santé ou comme l’éducation par exemple[↩]
- Les économistes libéraux appliquent les idées du libéralisme à la sphère économique. Ils estiment ainsi que les libertés économiques (libre-échange, liberté d’entreprendre, libre choix de consommation, de travail, etc.) sont nécessaires au bon fonctionnement de l’économie et que l’intervention de l’État doit y être aussi limitée que possible.[↩]
- Article : The Conversation – Agriculture : passer d’une durabilité faible à une durabilité forte, Février 2023 [↩]
- même si aujourd’hui la contestation reste assez forte[↩]